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Noueilles : concours de nouvelles 2004 

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Le texte lauréat du 6ème concours de nouvelles du Lecteur du Val

Passeur d'étoile

Cette silhouette qui court sur le chemin de halage, pas de doute, il l’a déjà vue quelque part. Du moins, c’est ce que pense ton voisin, le jeune homme accroupi dans la boue comme toi, c’est ce qu’il te chuchote dans le cou à voix basse. Le cœur battant, tu le regardes plisser ses yeux d’or et de jais qui scrutent la brume de l’aube et tu t’aplatis un peu plus derrière les roseaux. Tu appuies ta main sur ta bouche, parce que tu as peur de crier sans t’en rendre compte. La tête te tourne, tu t’es penchée trop vite. Le gaillard rougeaud qui ne court plus, essoufflé, mais trotte sans conviction, arrive maintenant à votre hauteur. Tu le sais au claquement inégal de ses galoches. Même si tu n’avais pas baissé la tête sous les griffes d’aubépines qui te déchirent la nuque, tu ne pourrais distinguer son visage, à cause du voile rouge qui vacille devant tes yeux.

"Non, je ne sais pas qui c’est. En tout cas, ce n’est pas Firmin", murmure à côté de toi la voix déçue de ton compagnon quand l’autre vous a dépassés, son béret à la main. Il s’en sert pour s’éventer, il n’ira pas loin. Et s’il s’arrêtait net ? Se retournait ? Tu mets à ton compagnon un coup de coude dans les côtes. L’autre pourrait encore vous entendre. Il y a dans ta propre poitrine un tel vacarme que tu ne comprends pas comment ces pistons de moissonneuse-batteuse qui cognent en toi peuvent être inaudibles pour l’homme qui passe et ne se retourne pas. "Peut-être que Firmin ne viendra pas, finalement", chuchote la voix désespérée de ton voisin.

Du canal monte une brume d’automne dont l’humidité s’enroule autour de tes mollets nus. Il n’y a plus de bas depuis bien longtemps, et tes cuisses frissonnent depuis trois hivers de guerre sous cette jupe trop mince, tes pieds sont gelés dans ces chaussettes basses de petite fille qui aurait grandi trop vite.

Tu fermes les yeux, soixante ans après, et c’est cette scène au bord du canal, qui revient toujours, encore et encore. Le pont de briques à l’élégante cambrure dix-huitième, gracieux malgré le badigeon de crépi qui recouvre la brique. Les roseaux, ou les joncs, des tiges brunes hautes sur pattes en tout cas, aux épis grumeleux, tout noirs. Des galoches de bois qui claudiquent, accélèrent, traînent de nouveau. Et le froid, le froid de l’aube. Le froid qui suinte de la dernière étoile, qui paralyse cette fin de nuit blanche. Le froid, oui, mais tu pourrais aussi bien dire la peur. Cette glace tout au long des veines, ce gel du souffle et du cœur, tu les as longtemps associés à la guerre. A présent que tu es vieille, tu les sais simplement frères ou hérauts de la mort.

Tu fermes les yeux, soixante ans après, et c’est cette image, toujours, qui te revient. La brume monte de l’eau boueuse et s’enroule autour de tes chevilles. Le grésil s’accroche à ta frange, condense sur tes cils. Deux parois transparentes mais hermétiques. Si ténues, et seules capables pourtant de tenir à distance la peur et la mémoire. L’aube se lève, humide, glaciale. L’aube d’une nuit que tu refuseras toujours, en souvenir ou dans tes rêves, de revivre autrement qu’en te voyant comme une autre, en parlant de toi à la troisième personne.

°°°°°°°°°°°°°

Elle lui ouvre la porte, et recule aussitôt, dans la protection de l’ombre portée par le battant. Il n’est pas plus tôt dans le couloir où tournoient les mouches et des particules de poussière agitées par le dernier soleil qu’il arrache son béret d’un geste vif. Elle voit ses yeux. Des yeux liquides, en fusion, noir et or, on ne peut pas faire autrement que d’y plonger, mais elle sait que c’est une erreur. Il la regarde, il regarde ses cheveux, et elle porte une main à sa tête, gênée. La teinture marron, si laide, c’est aussi une erreur. Mais il n’y avait plus le choix chez le droguiste, lui a dit l’homme revêche qui lui a donné le flacon et l’a poussée dans une salle d’eau minuscule deux heures avant le départ du train pour Toulouse.

Il a tiré un vieux portefeuille de sa poche intérieure, il sort un cliché. C’est elle, en communiante, engluée dans de la mousseline qui s’est jaunie avec la photo. Il les regarde, la gamine noyée dans la gaze et elle, alternativement, avec l’intensité provocante de ces yeux jaunes et noirs qu’elle voudrait éviter, et elle tourne la tête, hautaine. De profil, il verra bien ce qu’il cherche. Le nez busqué, le front bombé. Elle est juive, comment l’ignorer, elle est rousse aux yeux verts, même avec toute la teinture marron du monde sur la tête, malgré baptême et communion.

Les yeux parlent, maintenant. "Bonjour, mademoiselle Odette. Moi, c’est Julien." Il lui tend une main qu’elle touche à peine. Elle voudrait lui dire qu’il ne devrait pas conserver la photo, pas de documents, leur a-t-on répété, ne rien savoir de l’autre. Elle voudrait lui dire que ces prénoms sont si faux qu’ils ne les emploieront jamais, pourquoi les prononcer ? Mais au moment où elle ouvre la bouche, toujours en la fixant de ce regard en fusion qu’elle ne peut plus soutenir, il déchire la photo en quatre, et puis en huit, et lentement, toujours en la regardant, il en porte les morceaux à la bouche, l’un après l’autre, et il avale chaque carré de papier glacé avec lenteur, les yeux mi-clos quand il les avale, sans les mâcher, avec recueillement, avec ferveur.

C’est là qu’elle a commencé à frissonner, pense-t-elle. Dans le couloir, à le voir la dévorer en communiante. Son ventre s’est tordu en huit, une sensation qu’elle connaît mais qu’elle refuse. Elle a tourné les talons, sèchement. Après tout, ce petit campagnard aux yeux fous, à l’accent sonore, à l’haleine qu’elle parie chargée d’ail, c’est son passeur, pas plus. Qu’il sache la mener jusque dans les Pyrénées et il peut bien manger sa photo.

Elle ne lui parle pas, le soir, ni en lui servant sa part des provisions sur une moitié du papier gras, ni en écoutant les précisions sèches qu’il lui donne sur leur voyage. C’est en silence qu’ils calfeutrent la fenêtre pour le couvre-feu. Puis elle lui montre les deux couvertures pliées sur le banc dans l’entrée. Qu’il s’en arrange. Elle a installé pour elle le vieux duvet de son père dans la cuisine, sur un carton. Elle hoche la tête devant son bonsoir.

Quand les motos sont arrivées, il a été la trouver d’un bond dans la cuisine, souple comme un chat. Lui non plus ne dormait pas, alors ? Les motos ne sont pas là par hasard, sur ce chemin perdu, en pleine nuit, c’est impossible. Ils sont découverts. Ils sont même perdus, tous les deux le savent à la panique qui leur fait rassembler leurs pauvres affaires en un tournemain. Hier soir, ils ont déjà fait les sacs, nettoyé derrière eux scrupuleusement. Il y a une sortie par derrière, mais quand ils ouvrent la porte basse, le perron est faiblement éclairé par les phares d’une voiture dont la carrosserie se découpe au loin, dans le faisceau de lumière d’autres phares. La maison est cernée, déjà.

Il lui chuchote dans le cou de venir en empoignant les deux sacs d’une main ferme. Elle le suit, portant leurs chaussures, en essayant de ne pas buter sur les angles de murs incongrus, dans cette maison ancienne, presque vide de mobilier, mais si étrange qu’on se heurte partout et qu’elle n’a même pas osé visiter hier en l’attendant. Il l’entraîne au fond d’un couloir, il a son idée, espère-t-elle, une fenêtre qui donne sur une cour cachée, sans doute, sinon, pourquoi ? Il la pousse dans une chambre immense, vide à part une armoire paysanne, saillie énorme devant le mur. Elle le regarde à la lueur de la pile flageolante enlever son gilet de laine, le glisser sous un des pieds de l’armoire, s’arc-bouter, la mettre de biais. Il la pousse dans l’espace dégagé, stupéfaite, et elle se rend compte que l’armoire n’est pas plaquée contre une cloison, il y a un renfoncement derrière, une sorte d’alcôve, surélevée de la hauteur d’une marche. Il la rejoint, glisse un pan de laine sous l’autre pied de l’armoire, puis s’agrippe à quelque chose, une corde fixée à l’arrière du meuble, devine-t-elle. Elle s’agrippe elle aussi, l’aide à reculer l’armoire vers eux, à la plaquer au ras du renfoncement, elle n’a plus le choix, mais elle est folle de colère. On entend des voix, des menaces, des coups à la porte. Son cœur remplit l’alcôve de battements fous, quelle protection espérer de cette cachette dérisoire, la porte d’entrée va céder, ils fouilleront la maison, ils auront fait du petit bois de l’armoire en un tournemain, les chiens les dépisteront. Elle est déjà morte. Elle hait ce compagnon d’une nuit, celui qui devait être son passeur vers la liberté et qui ne l’accompagnera qu’à la mort.

Elle le hait, infiniment.

Il pue. Il ne pue pas que la sueur, la malchance et la mort. Cette odeur, elle la partage, sans doute. Il pue et elle suffoque, c’est une odeur incompréhensible et écoeurante, une odeur incroyable, inadmissible, quelque chose qu’elle n’a jamais rencontrée. Jamais ? Pourtant, il y a longtemps... Un jour qu’un gamin a raté le tournant sur son vélo, est allé renverser la poubelle de l’école et valdinguer tête la première dans la ferraille. Du milieu des légumes écrasés, des restes de viande pourris a jailli une mince forme noire, qui s’est ruée sur les enfants accourus au bruit puis a disparu dans le caniveau en un éclair. Et un grand a dit, - elle le revoit avec sa blouse grise, ses mollets de coq de combat, c’était Marcel, de la classe du Certificat -, un grand a crié, en se penchant sur les détritus, les os dévorés de vermine, en désignant une autre forme noire, immobile celle-là : "Bon sang, mais ça pue le rat crevé !"

Au-delà des relents de poussière et de moisi, l’alcôve étouffante pue donc le rat crevé. Elle l’assène à son compagnon avec hargne. Perdus pour perdus, sur le point d’être faits, comme des rats, justement, coincés qu’ils sont dans ce trou derrière une armoire sans style, à deux doigts de leur mort, autant qu’il entende sa rage. Elle lui jette, plus fort maintenant, puisque la porte enfoncée qui s’abat sur les dalles de l’entrée couvre de son vacarme l’invective: "Bon sang, mais vous puez le rat crevé !"

Il ne répond pas. Au vacarme a succédé un grand silence. Quand le fracas des meubles retournés signale une fouille méthodiquement rageuse, il se serre contre elle et elle frémit, se détourne, de terreur, de dégoût, d’autre chose peut-être, comment savoir, son ventre n’est plus qu’une boule de feu de toute façon. Alors il lui souffle dans la nuque, d’une haleine chaude sans la moindre trace d’ail finalement, - ou bien est-ce la puanteur qui couvre tout ? - : "C’est normal, j’en ai mis deux dans l’armoire. Deux beaux rats bien crevés."

Il ajoute dans un rire étouffé, impavide, inconscient, provocateur, comment savoir : "On verra bien ce qu’en pensent les chiens."

Les occupants sont partis un peu avant l’aube. En laissant derrière eux l’empreinte de leurs cris, de leurs aboiements, de leurs insultes. Tout l’apparat habituel des vainqueurs. Les chiens sont venus dans la chambre, ont gémi devant les cadavres de rat au fond de l’armoire, jusqu’à ce que leurs maîtres, l’estomac retourné, les emmènent de force.

Il y avait eu des coups et des pleurs. Ce sont les sanglots de l’homme qui demandait merci qui ont été le plus difficile à supporter. Qui battait-on ? Qui suppliait ? Un ami qui avait trahi, qui sauvait sa vie ? Quel ennemi perdait la sienne, d’avoir déçu et fourvoyé les maîtres qu’il s’était choisis et dont la fureur se retournait contre lui ?

Quand l’homme n’a plus rien dit, un grand silence est descendu tout à coup sur la nuit comme un drap mouillé. C’est à ce moment-là qu’elle a vomi.

Peu avant l’aube, les phares des motos qui démarraient ont ébloui la fenêtre sans rideaux, et un éclair a pénétré par l’interstice de l’alcôve. Cela faisait un moment qu’elle somnolait, après s’être évanouie, à moitié assise dans l’espace étroit, la tête posée sur l’épaule du garçon, qui caressait les boucles soyeuses. Des boucles de rousse, rêvait-il. Elle le lui avait dit, avant qu’ils ne fouillent la pièce. Elle ne voulait pas mourir sans qu’il le sache, elle ne voulait pas que son compagnon de mort la croie née avec ce cirage sur la tête.

°°°°°°°°°°°°°

Et puis, rappelle-toi, - cela, tu peux te le rappeler -, il t’a sortie de l’alcôve après avoir fait glissé seul le meuble monstrueux, arc-bouté sur son front et ses genoux. Il t’a portée-traînée jusqu’à la fenêtre. Aucune force au monde n’aurait pu vous faire passer par la porte défoncée. Vous avez filé sous le roncier, vous déchirant les bras, laissant des mèches en otage aux épines, sans oser souffler, au cas où ils auraient laissé des gardes devant la maison. Vous avez dévalé la pente, suivi le sentier creux, et vous êtes arrivés sur le talus qui domine, à cet endroit-là, le sentier de halage. Vous avez glissé sur vos talons jusqu’au bouquet de roseaux, et vous avez attendu Firmin. Longtemps. Dans le brouillard qui s’enroulait le long de tes chevilles, qui s’insinuait entre tes cuisses serrées, qui faisait tousser le garçon aux yeux fous. Et, à chaque passant qui venait vers vous sur le chemin de halage, le cœur vous battait à en mourir.

Firmin n’est jamais venu. Tu n’es pas passée en Espagne.

Tu es là pourtant, très vieille, bien vivante. Dans la cuisine, l’homme qui vient de rapporter le journal et le pain comme tous les jours depuis soixante ans, t’appelle à mi-voix. L’homme qui t’a jadis confiée à sa mère, une petite femme timide qui t’a cachée et sauvée sans mot dire, cet homme te tend une lettre de votre petit-fils en levant vers toi ses yeux de braise. Des yeux d’or fondu pailleté de jais, des yeux flamboyants d’étoile. Ils n’ont pas changé. Et comme tous les matins depuis soixante ans, tu les regardes, tu leur souris.

Texte de Magali Duru, Belberaud (31), 2004

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