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Noueilles : concours de nouvelles 2005

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Le texte lauréat du 7ème concours de nouvelles du Lecteur du Val

Les boyaux de l'amertume

Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col. Le signal de l’attaque avait été annoncé pour cinq heures trente, soit juste avant l’aube, au moment où le thermomètre est au plus bas, et où la fraîcheur contraint les sentinelles d’en face à relâcher leur attention en se blottissant le nez dans leur capote. Leur corps y exhale une chaleur le plus souvent puante mais suffisamment douce pour achever de clore leurs paupières, qui obturent des yeux bouffis de fatigue. Tous les états-majors de toutes les armées du monde emploient ce fondement de la stratégie basique : galvaniser ses propres troupes pour les tenir bien éveillées et vigilantes jusqu’avant l’aurore, en misant sur l’assoupissement et l’engourdissement du camp adverse.

Et Louis, notre caporal, de se rendre compte à sa montre-gousset qu’il est déjà six heures. Dans quelques minutes, là-bas vers l’est, du côté des tranchées ennemies, l’arrière-ligne de l’horizon va commencer à se teindre d’un trait de lumière, bientôt suivi d’un arc de cercle rougeâtre qui commencera à éclairer les trois cents petits mètres de terrain dévasté qui séparent les tranchées de première ligne des deux camps. Comme avertis par un sixième sens, les sentinelles sortent toujours de leur douce torpeur juste avant les premiers rais matinaux, de crainte que leur légère somnolence, militairement criminelle, ne les amène à être traduits devant les tribunaux militaires par les officiers qui les surprendraient... Et en temps de guerre, les pelotons d’exécution font foison…

Maintenant, Louis en est sûr : si, dans les cinq minutes, l’ordre d’attaque n’est pas donné, les sentinelles adverses seront vigilantes et la boucherie sera encore plus sanglante que d’habitude ; il sera trop tard, il n’y aura plus d’effet de surprise, si surprise il peut encore y avoir...

En effet, pense-t-il, pendant une partie de la nuit, notre artillerie a pilonné l’étroit no man’s land séparant les deux camps pour le débarrasser au maximum des rangées successives de fils barbelés destinés à freiner une attaque adverse (de quelque côté qu’elle vienne, au demeurant...). Nos Poilus ont beau avoir été conditionnés à penser que les Teutons d’en face sont des arriérés mentaux, ils ne sont pas débiles au point de ne pas se rendre compte, ne serait-ce que par expérience, que les bombardements nocturnes sont annonciateurs d’une attaque à l’aurore.

Louis y a pensé, mais qui d’autre que lui s’est fait la réflexion? Très peu de monde... Son régiment a été décimé depuis des mois par de vaines attaques et contre-attaques qui n’ont eu pour effet que de déplacer la ligne de front de quelques kilomètres vers l’avant, puis de quelques kilomètres vers l’arrière. Si encore il s’agissait d’une procession d’Echternach*, le gain de terrain pourrait être conséquent au bout d’un moment… Mais non, même pas, la ligne de front a très peu évolué, demeurant quasiment figée depuis le début de la guerre...

Des cent soixante-huit hommes qui constituaient initialement la compagnie de Louis, seuls quatre ont échappé à la mort ou aux blessures graves lors de la dernière et vaine attaque. Quatre anciens... Pour héroïsme sur le champ de bataille et citation à l’ordre du jour du régiment, un caporal a été promu sergent et les trois autres rescapés ont été commissionnés caporaux. Le reste de la compagnie a été reconstitué par de jeunes "bleus" issus d’un régiment de réserve, qui avaient connu une formation militaire accélérée, tous âgés de 18 à 20 ans, sans aucune idée de ce que peut être mortelle la sortie de la tranchée. Le nouveau lieutenant est à peine plus âgé qu’eux. Il est frais promu d’une formation accélérée en académie militaire, où son instruction a surtout consisté à le persuader que son grade le mettait à l’abri d’une erreur de jugement, qu’il aurait toujours raison et que la victoire serait au bout du fusil s’il respectait les ordres d’en haut. Bref, il était imbu de ses certitudes.

Et le lieutenant était un bon élément. Le jour précédent, il avait appris du capitaine de compagnie que sa section avait été sélectionnée pour être à la tête d’une importante attaque le lendemain à l’aube. Il s'agissait de tracer la voie pour l’ensemble du régiment qui se tenait quelques centaines de mètres en arrière. Il avait eu peine à contrôler la vanité qui l’enflammait. Il avait respecté ce qui lui avait été enseigné. Lors de la distribution du repas du soir, il avait harangué la troupe de bleus, le plus souvent quasi incultes, et eux aussi formés à croire leur supérieur. "Nous avons été choisis..." ; "L’état-major a estimé que c’est à notre compagnie qu’il revenait de..." ; "Nous aurons l’honneur..." ; "Notre objectif est primordial..." ; "Le terrain sera dégagé par un pilonnage nocturne..." ; "Nous les surprendrons avant le lever du jour..." ; "Ils n’auront pas le temps de résister" ; "Un quart d’heure plus tard, notre drapeau flottera sur les débris ennemis..." ; "Le quartier général compte sur nous...". S’en étaient suivies quelques logorrhées patriotiques, qui s’étaient achevées sur la traditionnelle annonce : "Double ration de gnôle", ponctuée de hourras et vivats multiples. L’officier savait parler à la troupe …

Louis et les trois autres "anciens" n’avaient pipé mot. Leurs regards s’étaient simplement croisés et avaient avantageusement remplacé tous les discours qu’ils auraient pu échanger. Maintenant, ils étaient gradés. Ils ne pouvaient plus informer la troupe des réalités qui allaient se présenter, au risque d’être désignés comme traîtres à la Patrie, jugés comme tels et fusillés pour l’exemple. De tels cas avaient été rapportés sur toutes les lignes de front.

Lorsque le bombardement du no man’s land avait débuté, alors qu’ils voyaient les yeux novices de leurs pairs s’illuminer de joie, ils leur avaient quand même rappelé qu’un obus, même ami, pouvait avoir été mal manufacturé ou mal orienté et pouvait s’échouer sur leurs propres tranchées. Le lieutenant, secrètement vexé de n’y avoir pas pensé, avait feint la fierté d’être assisté de gradés aussi compétents. Il avait transformé en ordre la suggestion de Louis de se mettre à couvert sous les sapes renforcées de bois de charpente, creusées dans les tranchées traversières menant aux secondes lignes, où se tenaient les régiments de réserve qui leur succéderaient demain après le premier assaut.

Vers quatre heures du matin, le déluge d’obus avait cessé. Par le périscope, Louis avait bien constaté que, comme d'habitude, peu de barbelés avaient été désagrégés. En fait, il allait falloir zigzaguer parmi les trous d’obus, gorgés de l’eau des averses du jour précédent. La boue allait coller aux godillots, alourdissant et ralentissant encore la marche, alors que la vitesse de progression constituerait l'un des rares paramètres de survie (hormis la chance) quand les mitrailleuses d’en face donneraient toute leur puissance de feu.

Et pour ralentir encore ceux qui n’auraient pas été tués dès après le coup de sifflet commandant l’assaut, il y avait ces barbelés d’enfer sous lesquels il allait falloir ramper et donner de la pince coupante pour que ceux de la seconde vague puissent envisager atteindre l’ennemi. Louis savait, comme ses trois amis, qu’en leur qualité de première vague, les espoirs de s’en sortir étaient quasi nuls. Il avait beau avoir des sympathies anarchistes et se déclarer athée convaincu, il savait qu’au coup de sifflet, il invoquerait ce Dieu honni, tout en hurlant comme les autres. Un appel au Tout-Puissant ne saurait faire de tort…

Aux alentours de minuit, au lieu de rêver de gloires et de victoires comme les gamins, il avait écrit une "belle lettre" comme il disait, à celle qui, au village qui les avait vus naître et s’unir, l’attendait. Surtout depuis sa dernière permission avec, au plus profond d’elle, dans son ventre, la marque irréfutable de la fureur de leur amour : cet enfant à venir pour lequel Louis essayait de se convaincre qu’il allait se battre, afin qu’il connaisse un monde meilleur et une patrie libre. Même lui, l’anar, essayait de s’en convaincre, ce n'était pas peu dire !… Il avait encore été cité en exemple par le lieutenant qui, le voyant s’appliquer à la plume, s'était remémoré un autre passage de sa formation : la veille d’un assaut, encourager la troupe à écrire à sa famille. On peut être imbu de ses certitudes mais néanmoins oublier les illettrés… Louis et ses trois amis avaient anticipé le constat de carence. Ils avaient vite repéré ceux qui n’écrivaient pas, masquant leur incapacité sous la forfanterie ou arguant de l’absence de famille. Avec l’aide de ceux qui avaient suffisamment fréquenté l’école pour pouvoir noircir quelques lignes, ils avaient eu vite fait de veiller à ce que chacun puisse partir au combat en ayant entretenu ses proches de quelques-uns de ses sentiments. Les quatre anciens savaient que ce dernier petit mot serait longtemps conservé comme relique familiale.

Une fois ces courriers achevés, il y avait bien eu quelques scènes de vague à l’âme, quelques larmes qui perlaient à la pensée de celles qui, là-bas, au pays… Le lieutenant n’avait guère fouillé son argumentation pour galvaniser ces faiblesses naturelles : « Vous êtes des hommes, tout de même ! »… « Dois-je y aller seul ? » … le tout renforcé de « la Patrie qui…» et « l’honneur que...».

Le reste de la nuit, Louis l’avait passé à se taire, à penser à sa courte vie, à se remémorer ce qu’il avait fait et ce qu’il aurait dû oser faire. A celle qui portait sa descendance, il savait qu’il avait dit les beaux mots qu’il fallait mais en avait-il dit assez ? Vivrait-elle longtemps avec son seul souvenir ? Comment parlerait-elle de lui à leur enfant ? Il se surprenait à regretter son combat politique, très engagé certes, mais pas encore assez pour avoir su changer le cours des choses. Il imaginait la victoire du prolétariat et des utopies du début de siècle en serait-on là, à patauger dans la boue dans l’attente d’une mort quasi certaine ? Même lui, le libertaire, avait su être galvanisé par la défense de la Patrie…

o-O-o

Six heures et dix minutes : une estafette s’est glissée de l’arrière, porteuse d’un message destiné au lieutenant. Malgré son obligation morale de paraître flegmatique, il pâlit et ses jambes vacillent légèrement. Il prend une bonne respiration pour s’assurer qu’il pourra maîtriser les intonations vacillantes de ses ordres. « Sous-officiers, caporaux et soldats : attaque dans cinq minutes. Nous serons couverts par le feu des sections latérales. Chambrez vos fusils mais ne tirez qu’à bout quasi touchant. Mission principale : favoriser le travail des porteurs de pinces coupantes. L’arrière compte sur nous pour ouvrir la voie ». Un silence glacial plane quelques secondes, interrompu bientôt par quelques jurons, quelques gémissements, des pleurs, et même des vivats…

Louis pense maintenant à lui, à sa peau. Elle est loin, sa bien-aimée… S’il veut vivre encore des lendemains qui chantent, il doit agir en automate. D’abord, il fait froid. Il a froid. Il relève son col. Il respire profondément. Il a l’œil figé sur l’échelle de sortie…

Coup de sifflet du lieutenant qui, de son revolver, pointe les hommes pour faire accélérer le mouvement et surtout pour abattre la moindre velléité de révolte ou d’arrêt de la progression. C’est au tour de Louis. Bien que regardant devant lui, il croise un instant le visage terrorisé de son officier. Il voit à ce regard poupon dépassé par l’ampleur du carnage à venir qu’il doit craindre autant de lui que de ceux d’en face. S’il glisse dans un trou d’obus, il risque d’être abattu par son chef paniqué, qui l’assimilerait à un lâche feignant la blessure. Le vacarme est assourdissant. Les mitrailleuses amies d’abord, qui tirent depuis les côtés. Les mitrailleuses ennemies ensuite, qui s’en donnent à cœur joie sur ces cibles à peine mobiles tant elles sont ralenties par la boue et les inégalités du terrain labouré par les pilonnages de la nuit.

Regarder droit devant, ne pas tomber inutilement et provoquer ainsi une réaction disproportionnée du lieutenant. Au fait, même s’il est sorti le dernier, est-il toujours vivant, celui-là, n’a-t-il pas été abattu comme ceux que Louis vient d’apercevoir choir tout autour de lui ? Il s’en fout. Lui d’abord. Face à lui, deux rangées de barbelés quasi intacts entravent sa progression. Il a maintenant l’excuse tactique pour se précipiter au sol. Il sort sa pince coupante de son ceinturon et s’attaque à ces fils qu’il abhorre mais qui, en même temps, lui octroient quelques secondes de répit. Lorsqu’on voit et qu’on entend la mort autour de soi, quelques secondes de survie ont toute leur importance et procurent même du bonheur.

Louis pourrait prendre plus de temps pour poser ses gestes et faire ainsi durer sa vie. Mais il a été élevé à l’école du devoir. Il continue son travail : cisailler, encore cisailler. Il se fait sourd aux cris de douleur des blessés déchiquetés. Quand il entraperçoit certaines blessures chez ses compagnons tombés près de lui, il se dit qu’il vaut mieux être mort que de sortir de son corps des cris aussi effroyables.

Brutalement, il n’entend plus mugir les mitrailleuses ennemies. D’un rapide coup d’œil, il remarque que sa section est à terre : il n’y a plus de cibles mobiles ; il n’y a plus que des morts, des blessés, ou quelques survivants qui cisaillent… Le lieutenant, à côté de lui, siffle pour que l’avance reprenne. Ne suscitant aucune réaction, il siffle encore puis vocifère des insultes à l’égard des lâches qu’il va abattre …

« Mon lieutenant, ils sont morts, ils sont blessés, et les vivants coupent. Tenez, prenez la pince du mort à côté de vous. Si vous vous y mettez aussi, peut-être que ceux de derrière pourront aller plus loin ». Et de fait, derrière eux se fait entendre le coup de sifflet de l’officier commandant la seconde vague. Et c’est reparti : à nouveau les mitrailleuses ennemies crépitent et, simultanément, Louis et le lieutenant entendent hurler les nouvelles victimes. A chacun sa mission : ils ont entrouvert le passage, à la deuxième vague d’essayer de finir le boulot, sinon ce sera pour la troisième, puis…

Fi de toutes ces considérations. Les deux rangées de fils sont dégagées. Louis et le lieutenant reprennent leur progression. La nausée les envahit à la vue et à l’odeur des corps éviscérés. Déjà l’odeur des cadavres frais est insupportable, que sera-t-elle dans quelques jours, s’ils ne sont pas inhumés ?…

Un crépitement supplémentaire venu d’en face, et le lieutenant tombe, foudroyé par un projectile au milieu du front. Louis sent son estomac se révulser mais, prosaïquement, il conclut que c’est une belle mort, sans souffrance, si belle mort il peut y avoir. C’est un peu celle qu’il se souhaite… un peu trop peut-être… La destinée l’a désigné… cette fois, c’est pour lui ! Il sent un choc à la poitrine. Une onde à la fois chaude et vibrante l’envahit. A l’instant, il sait que c’est fini. Il sent encore l’onde atteindre ses pieds et sa tête… puis c’est le néant.

o-O-o

Quelques jours plus tard, deux gendarmes et le Maire de son village viendront avertir sa veuve de son décès. Ils lui remettront cette dernière lettre dans laquelle il concluait : « Si je dois mourir, sache que c’est en pensant à toi et à notre petit ». Son épouse, et son fils né six mois plus tard, ne pourraient comprendre qu’en réalité la vie l’a quitté si vite qu’il n’a pas su penser à eux.

Louis est mort en ne s’imaginant pas que sa femme l’attendrait jusqu’à la fin de sa propre vie, soixante ans plus tard ; qu’elle prénommerait son fils Louis, en hommage au père ; qu’elle s’engagerait dès l’armistice dans le combat pacifiste et anti-militariste au nom du « Plus jamais ça » ; qu’elle arpenterait plusieurs fois l’an la nécropole nationale où il serait inhumé sous la mention « Mort pour la France » ; que son nom figurerait sur un monument au centre de son village ; que son fils serait, lui aussi, jeune père de famille lorsqu’il serait mobilisé vingt-cinq ans plus tard pour mourir dans un nouveau conflit entre les mêmes belligérants ; que son petit-fils périrait en Algérie... Lui, le militant des libertés, il n’aurait pu imaginer que sa descendance se fracasserait aux répétitions de l’histoire.

* L’expression "procession d’Echternach" est passée dans le langage courant, en référence à la procession dansante d’Echternach (Luxembourg), connue dans le monde entier pour la très curieuse progression des fidèles : trois pas en avant, deux pas en arrière !

Texte de Roger Stas, Flémalle (Belgique), 2005

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